En décrivant les chercheurs comme des stratèges cherchant à convaincre ?et à mobiliser des alliés, Bruno Latour et Michel Callon ont ouvert la voie à une analyse novatrice de la science et de la société en train de se faire.
Dans le prochain épisode du balado "Scepticisme scientifique", j'interview le physicien Jean Bricmont à propos des dérives du mouvement postmoderne. Et il est difficile de faire plus postmoderne que Bruno Latour...
- Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997, ISBN 2253942766.
- Alan Sokal, Jean Bricmont et B. Hochstedt, Pseudosciences et postmodernisme, 2005, ISBN 2-7381-1615-9.
Je connais la fameuse controverse autour d'Alan Sokal et de son canular contre Social Text, ainsi que certains écrits de Jean Bircmont (même si je n'ai pas lu le pamphlet de 1997 sur l'imposture intellectuelle...je devrais certainement, mais je dois avouer que le ton de ses articles ne m'en ont pas tellement donné l'envie.). Si je suis d'accord avec une partie de leurs arguments, j'ai aussi remarqué qu'ils tombent souvent dans le même travers qu'ils reprochent aux chercheurs en sciences sociales visés dans leurs pamphlets, à savoir de porter des jugements intempestifs sur des éléments qu'ils n'ont pas compris ou seulement très superficiellement, parce que ce sont des notions avec lesquelles ils ne sont pas familiers, puisqu'ils n'ont pas étudié ces domaines. Par ailleurs, je trouve qu'aujourd'hui, la plupart de leurs propos sont assez dépassés. Les dérives du constructivisme et des visions postmodernistes ont largement été dénoncées et la plupart des chercheurs un peu sérieux utilisent ces corpus théoriques de manière très prudente et nuancée. Aujourd'hui, l'imposture intellectuelle se trouve bien plus du côté de ces grands pontes qui décident, tout d'un coup, de laisser derrière eux toute rigueur scientifique et honnêteté intellectuelle dans leur laboratoire pour descendre dans les arènes publics avec la même mauvaise foi et tendance à la manipulation que les plus fanatiques des militants de base, mais auréolés de leurs titres universitaires. Et le problème, c'est que dans le tourbillon d'informations dont nous sommes bombardés quotidiennement, l'un des principaux critères de choix des sources écoutées, ce sont leurs statuts, garantie d'une certaine expertise. En d'autres termes, un scientifique de renom sait normalement de quoi il parle et ne ment pas. Or, aujourd'hui,…
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Je connais la fameuse controverse autour d'Alan Sokal et de son canular contre Social Text, ainsi que certains écrits de Jean Bircmont (même si je n'ai pas lu le pamphlet de 1997 sur l'imposture intellectuelle...je devrais certainement, mais je dois avouer que le ton de ses articles ne m'en ont pas tellement donné l'envie.). Si je suis d'accord avec une partie de leurs arguments, j'ai aussi remarqué qu'ils tombent souvent dans le même travers qu'ils reprochent aux chercheurs en sciences sociales visés dans leurs pamphlets, à savoir de porter des jugements intempestifs sur des éléments qu'ils n'ont pas compris ou seulement très superficiellement, parce que ce sont des notions avec lesquelles ils ne sont pas familiers, puisqu'ils n'ont pas étudié ces domaines. Par ailleurs, je trouve qu'aujourd'hui, la plupart de leurs propos sont assez dépassés. Les dérives du constructivisme et des visions postmodernistes ont largement été dénoncées et la plupart des chercheurs un peu sérieux utilisent ces corpus théoriques de manière très prudente et nuancée. Aujourd'hui, l'imposture intellectuelle se trouve bien plus du côté de ces grands pontes qui décident, tout d'un coup, de laisser derrière eux toute rigueur scientifique et honnêteté intellectuelle dans leur laboratoire pour descendre dans les arènes publics avec la même mauvaise foi et tendance à la manipulation que les plus fanatiques des militants de base, mais auréolés de leurs titres universitaires. Et le problème, c'est que dans le tourbillon d'informations dont nous sommes bombardés quotidiennement, l'un des principaux critères de choix des sources écoutées, ce sont leurs statuts, garantie d'une certaine expertise. En d'autres termes, un scientifique de renom sait normalement de quoi il parle et ne ment pas. Or, aujourd'hui, nous assistons à de plus en plus de polémiques au cours desquelles des scientifiques s'accusent mutuellement de mensonges ou de manipulations graves de données et de notions, ce qui fait que l'univers académique perd progressivement sa légitimité auprès du grand public, c'est-à-dire, la cité.
Je ne sais pas quels auteurs postmodernes vous lisez, mais les gens que je lis (des individus qui gravitent dans la mouvance de Pierre Lagrange - ex étudiant de Latour -, Isabelle Stengers, Tobie Nathan, Bertrand Méheust, etc.) continuent clairement à être dans la dérive dénoncée par Sokal/Bricmont. Je n'ai pas vu de changements substantiels. Il y a eu une levée de bouclier du style "comment des physiciens osent-ils attaquer des auteurs de sciences humaines?" (idée que l'on retrouve dans votre commentaire) et puis tout à continué comme avant.
Les idées post-modernes continuent à proliférer aussi chez les féministes. Si vous lisez certains blogs féministes, vous retrouverez l'idéologie postmoderne sans aucune modération.
Le débat autour de la sortie du bouquin d'Onfray consacré à Freud l'été dernier démontre largement que l'intelligencia parisienne est capable de faire front lorsqu'on ose critiquer leurs croyances. Je pense que la psychanalyse a été plus entamée que le mouvement post-moderne. En tout cas au moins actuellement le grand public a entendu parlé qu'il y avait des choses critiquables, et critiquées, en psychanalyse. On est encore loin du compte pour le mouvement post-moderne.
Je lis Latour lui-même et même si certains aspects de ses thèses sont critiquables (comme pour tout assemblage théorique et méthodologique, d'ailleurs), cela ne veut pas dire que tout est jetable. J'ai aussi lu Woolgar, Bijker, Atkrich, Proulx, Chambat, Vedel, Vitallis et d'autres chercheurs qui se sont intéressés aux interactions entre la société en générale, le monde scientifique et celui de la production technologique. La plupart d'entre eux se base sur des approches de type constructiviste, donc post-moderniste, sans forcément tomber dans le relativisme absolu et le charabia qui caractérisent certaines écoles de pensées particulièrement radicales, dont certains courants féministes américains qui se sont aussi exportés en Europe, généralement avec un décalage de 10-15 ans. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. D'ailleurs, ces auteurs ne sont pas tous d'accord entre eux sur tout et leurs travaux s'échelonnent sur une large palette de nuances théoriques et méthodologiques.
Mes critiques de Bricmont et Sokal n'ont rien d'une levée de boucliers, du genre "Comment des physiciens osent-ils critiquer les sciences humaines?". Je ne faisais que relever le fait qu'ils tombent eux-mêmes parfois dans le travers qu'ils dénoncent chez certains chercheurs en sciences sociales et humaines, à savoir l'usage de concepts et de notions dont ils ne sont pas familiers, puisqu'ils n'ont pas longuement étudié les domaines dont ils sont issus, qu'ils n'ont pas compris ou seulement superficiellement. En fait, cette réaction de vierge effarouchée a été celle de nombre de scientifiques à la publication des études socio-anthropologiques sur le fonctionnement du monde scientifique et des laboratoires par des gens comme Latour: "Quoi, ces rigolos des sciences sociales et humaines…
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Je lis Latour lui-même et même si certains aspects de ses thèses sont critiquables (comme pour tout assemblage théorique et méthodologique, d'ailleurs), cela ne veut pas dire que tout est jetable. J'ai aussi lu Woolgar, Bijker, Atkrich, Proulx, Chambat, Vedel, Vitallis et d'autres chercheurs qui se sont intéressés aux interactions entre la société en générale, le monde scientifique et celui de la production technologique. La plupart d'entre eux se base sur des approches de type constructiviste, donc post-moderniste, sans forcément tomber dans le relativisme absolu et le charabia qui caractérisent certaines écoles de pensées particulièrement radicales, dont certains courants féministes américains qui se sont aussi exportés en Europe, généralement avec un décalage de 10-15 ans. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. D'ailleurs, ces auteurs ne sont pas tous d'accord entre eux sur tout et leurs travaux s'échelonnent sur une large palette de nuances théoriques et méthodologiques.
Mes critiques de Bricmont et Sokal n'ont rien d'une levée de boucliers, du genre "Comment des physiciens osent-ils critiquer les sciences humaines?". Je ne faisais que relever le fait qu'ils tombent eux-mêmes parfois dans le travers qu'ils dénoncent chez certains chercheurs en sciences sociales et humaines, à savoir l'usage de concepts et de notions dont ils ne sont pas familiers, puisqu'ils n'ont pas longuement étudié les domaines dont ils sont issus, qu'ils n'ont pas compris ou seulement superficiellement. En fait, cette réaction de vierge effarouchée a été celle de nombre de scientifiques à la publication des études socio-anthropologiques sur le fonctionnement du monde scientifique et des laboratoires par des gens comme Latour: "Quoi, ces rigolos des sciences sociales et humaines osent mettre notre monde sous un microscope et poser des questions gênantes sur certains de nos fonctionnements, nous, les seuls et uniques détenteurs de la vérité objective pure??". Ce qui les a particulièrement embêtés, c'est la mise en évidence des rapports de force et de pouvoir au sein des institutions scientifiques et entre milieux politiques, économiques et universitaires dans la production du savoir scientifique, lequel avait longtemps été présenté au grand public comme totalement détaché de toutes contingences sociales, politiques et culturelles.
Je ne connais pas grand-chose à la psychanalyse et je ne m'aventurerait donc pas à juger ce domaine. Mais, d'après ce que j'ai compris des polémiques que son livre sur Freud a générées, si Michel Onfray s'est attiré autant de foudres, ce n'est pas seulement pour ses remises en questions, souvent brutales, de paradigmes fondateurs de la psychanalyse, mais aussi parce qu'ils semblerait qu'il ait fait des erreurs grossières dans ses textes. Je sais que l'art du pamphlet veut que l'on grossisse généralement le trait, parfois exagérément, mais cela ne signifie pas manipuler les faits à son avantage. Sinon, on tend alors à ses adversaires un bâton pour se faire battre avec et on se fait bastonner d'autant plus fortement que la charge initiale était violente. La même chose pour Bricmont. Si l'on veut jouer les pères fouettards et s'attaquer à des monuments institutionnels, il vaut généralement mieux éviter les comportements qu'on dénonce chez les autres. Sinon, on se discrédite presque d'entrée de jeu et on offre une cible de rêve pour des adversaires qui n'ont effectivement souvent pas du tout envie de débattre du fond.
Enfin, concernant le féministes, c'est comme pour les chercheurs en sciences sociales adeptes du constructivisme, vous ne pouvez toutes les mettre dans le même panier. Si certaines se sont laissées séduire par le radicalisme à l'anglo-saxonne, d'autres, notamment Elisabeth Badinter, ont évité justement ces écueils et leurs observations me semblent parfaitement valables et vérifiables.
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